L'inestimable legs d'Aharon Appelfeld
Le grand écrivain israélien qui vient de disparaître nous laisse une œuvre immense. Les éditions de L'Olivier publieront en février son dernier roman.
Par Baudouin EschapasseSon écriture toute en ellipse et en sous-entendus, admirablement traduite par Valérie Zenatti, était reconnaissable entre toutes. Comme sa silhouette fluette, éternellement coiffée d'une casquette de marin. Son regard vert pétillait. Malgré son grand âge, quelque chose d'enfantin transparaissait dans sa timidité et la fausse naïveté de son style. « Toute ma vie, j'ai essayé de conserver l'enfant qui est en moi », affirmait Aharon Appelfeld, décédé le 4 janvier à l'âge de 85 ans.
L'homme n'avait pourtant pas eu d'enfance. Elle lui avait été volée. Né le 16 février 1932 dans une famille yiddishophone et assimilée, habitant la ville de Jadova près de Czernowitz (aujourd'hui en Ukrainemais alors en Roumanie), Aharon Appelfeld a connu l'enfance tragique des Juifs de sa génération. Sa mère est tuée lors d'un pogrom en 1940. Enfermé dans un ghetto, séparé de son père quelques mois plus tard – qu'il retrouvera néanmoins en 1957 –, il ne survit qu'en s'échappant du camp de Transnistrie où il a été déporté à neuf ans et en vivant dans les bois au milieu d'une communauté de marginaux, mêlant bandits de grand chemin et partisans communistes, mendiant sa nourriture auprès de paysans locaux. Un épisode qui lui avait inspiré L es Partisans (sorti en 2015).
L'empreinte de la Shoah
Recueilli par l'Armée rouge en 1945, Aharon Appelfeld trouve refuge en Italie, d'où il est transféré sur le territoire de ce qui est encore la Palestine sous mandat britannique, en 1946. Logé dans un kibboutz, par une association sioniste recueillant à travers l'Europe des orphelins, c'est là qu'il apprend l'hébreu, qui deviendra plus tard sa langue d'écriture. Profondément marquée par la Shoah, son œuvre n'aura de cesse de revenir sur cette expérience fondatrice.
« Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant, je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu'il pleut, qu'il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m'ont abrité longtemps. La mémoire, s'avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l'odeur de la paille pourrie ou du cri d'un oiseau pour me transporter loin et à l'intérieur », écrit-il ainsi dans Histoire d'une vie, ouvrage paru en Israël en 1999 et traduit en français en 2004 (il sera couronné du prix Médicis étranger la même année).
L'écriture comme Salut
Pour autant, Aharon Appelfeld récusait l'appellation d'auteur de la Shoah. « Comment pourrais-je prétendre prendre sur mes épaules tout le poids de cet événement ? Comment pourrais-je raconter ce qui n'est pas racontable », interrogeait-il, lorsqu'on abordait ce sujet. Il n'est ainsi jamais parvenu à réaliser d'ouvrage sur l'expérience des camps. « J'ai essayé plusieurs fois d'écrire sur tout cela sur un ton documentaire, mais chaque tentative se soldait par un échec. Tout simplement parce que ce que j'ai vécu n'est pas croyable. Vous ne pouvez pas exprimer la peur et l'angoisse d'un enfant sans utiliser des métaphores. Il m'a fallu, pour rendre à mon histoire sa crédibilité, rompre avec le récit logique, passer par la fiction et me détacher de mes souvenirs. »
Ce qu'il voulait restituer, c'était par-delà la destruction de son peuple... le destin d'un enfant qui tente de se reconstruire après avoir traversé l'enfer. La quarantaine de livres qu'il a publiés depuis 1962 et qui englobe une vingtaine de romans (dont une dizaine sont accessibles en français), mais aussi des recueils de nouvelles et de poèmes, est tout entière placée sous le signe de cette lutte.
Un géant de la littérature israélienne
À son arrivée en Israël, à 13 ans, c'est seul qu'il commence à rebâtir sa vie, apprenant à écrire et à parler sa nouvelle langue en recopiant des passages de la Torah, alors qu'il n'avait jamais été élevé dans un univers religieux. Cette difficile renaissance lui inspirera Le Garçon qui voulait dormir. Après un cursus à l'université hébraïque de Jérusalem où il a pour professeur Martin Buber, Gershom Sholem. Mais où il rencontre aussi Samuel Joseph Agnon, qui le convainc de se tourner vers l'écriture, il deviendra professeur de littérature à Beersheva aux portes du désert du Neguev. Marié à Judith, une juive argentine, l'écrivain sera père de trois enfants, dont le peintre Meir Appelfeld.
Aharon Appelfeld indiquait que c'est le poète Agnon, premier prix Nobel de littérature d'Israël, en 1966, qui l'avait délesté du poids de son histoire en lui expliquant que « le passé, même le plus dur, n'est pas une tare ou une honte mais une mine de vie ». De son existence, si rude, de ses premières années, si arides, Appelfeld a tiré une œuvre étincelante, couronnée de nombreux prix à travers le monde, à commencer par le prix Bialik en 1979 et le prestigieux prix d'Israël en 1983 : une œuvre où il fait plus que rendre la vie aux disparus, il apprend à vivre à ceux qui restent.
« Les choses les plus fortes ne sont pas verbales, les choses profondes se transmettent parfois par le silence », aimait à dire Aharon Appelfeld dans un hébreu traînant où flottait un accent roumain. Maintenant qu'il s'est tu pour toujours, cette confidence résonne curieusement. Restent ses livres. Son ultime roman, Des Jours d'une stupéfiante clarté, paraîtra aux éditions de L'Olivier en février.