"J'écris l'Iliade", de Pierre Michon : la littérature comme vaste épopée érotique où l’écriture déploie le désir
Pour notre plus grand plaisir, Pierre Michon publie « J’écris l’Iliade » (Gallimard), vaste épopée érotique qui retrace des siècles de littérature à l’aune de son origine : l’épopée homérique. Pour le romancier, l’écriture ne fait que prolonger le désir pour mieux retarder et exacerber l’étreinte, les soubresauts de l’écriture et les spasmes de la chair ne faisant plus qu’un. Un roman subversif et prodigieux.
Toute l’histoire de la littérature occidentale semble être contenue en une œuvre : l'épopée homérique à laquelle tant d’écrivains sont venus puiser leur inspiration. Sûrement parce que ses chants nous parlent de l’essentiel : la vie, la guerre, l’amour, le courage, la peur et notre destinée de mortels. Dans son dernier roman J’écris l’Iliade (Gallimard), Pierre Michon ajoute sa pierre à l’édifice et propose une odyssée du désir où se mêlent mythe, sexe et magie, à travers un voyage initiatique qui démarre dans la Creuse, refuge de l’écrivain.
C’est avec la belle Hélène, fille de Zeus que deux armées se disputent, que le narrateur retrace cette histoire, celle de « l’Iliade née de la voix d’Homère sans doute, mais surtout du désir d’Hélène ». Cette femme aux traits d’une déesse courtisée, « la catin de Troie », passe de bras en bras. Elle incarne la fatalité érotique. Homère, le barde aveugle grec, fait d’Hélène à la fois l’enjeu et la cause de la guerre de Troie. Il lie sa beauté désirable au déchaînement de violence et de malédiction qui traversent le poème, comme si littérature et désir avaient finalement la même origine, une sorte de coït bicéphale. Telle est la lecture qu'en propose Pierre Michon.
Pérégrinations érotiques
Son odyssée s’ouvre dans le vacarme et le vrombissement de la Mikado, machine à vapeur ancestrale qui jouit d’être emplie d’eau. C’est dans le jaillissement d’une explosion de vapeur que surgit l’étreinte sexuelle, la rencontre extatique entre le narrateur et une passagère inconnue. Au cours de ses pérégrinations érotiques, où le désir est protéiforme et fantasmé, le romancier conte l’histoire de Minos, le père du Minotaure ; de Dédale, l’architecte du labyrinthe où il fut enfermé ; d’Apollon, amant vengeur et redoutable, et de tout le cortège des dieux grecs.
Le narrateur part en quête de ces dieux – qu’on rencontre de façon impromptue, « à tout coin de rue » dans L’Iliade – dans l’espoir de donner un sens à sa vie. Lui, dit-il, qui a toujours appartenu à « cette race de cabotins incultes : les auteurs », « autoproclamés, sans substance et tout en proses, batifolant pour rien depuis Homère ».
Les rites (hormis ceux de la chambre amoureuse), l’écrivain les oublie. Des dieux de l’Olympe, il ne retient ni les injonctions au Bien, ni la loi, mais seulement la beauté et la folie, celles des dieux grecs, chantés par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. La beauté ne serait-elle pas, suggère Pierre Michon, dans cet entre-deux qui relie les hommes à la divinité grecque, une « réponse que les dieux nous arrachent » ? Celle de la sublimation du désir dans la belle apparence, dans des récits prenant en charge le tragique de nos vies, car « il y a des dieux sans autel à sacrifices ». Des dieux non transcendants, non moralisateurs, mais batifolant et jouissant pleinement sans entraves.
Métamorphoses sous le verbe du désir
Telle une zoologie érotique, Pierre Michon égrène, après « l’histoire d’une femme qui se prenait pour une vache et qui obtint d’être saillie », la sauterelle verte qui palpite et remue le saillant de ses pattes avant de révéler ses griffes, celle dont les bonds, les sauts, rappellent les spasmes du désir.
Car la nature souffre et jouit, nous dit le narrateur qui se réclame « du clan de la sauterelle ». La nature se métamorphosant sous le verbe du désir, à la déesse sauterelle succède « l’arbre à couilles ». Puis, vient le moment de la curée, de la traque, de la chasse, le goût du sang – car le désir est aussi une forme de combat épique, de lutte, de mise à mort de la proie que l’on poursuit.
Bien qu’une femme ne soit pas une biche, « le désir est par nature violent et lubrique » et, dit l’écrivain « tous les humains en rut ressemblent aux dieux – mais l’excès de plaisir dont les dieux se gavent, nous en mourons. Le dieu est pur désir ».
L’odyssée du désir ne peut faire l’impasse du banquet de Circé où l’équipage d’Ulysse est métamorphosé en un troupeau de cochons. Le philtre n’affectant pas Ulysse, Pierre Michon imagine qu’Ulysse et Circé s’aiment. Ulysse, soumis au désir de la nymphe magicienne, l’est aussi à son chant mélodieux. Car cette aventure érotique est aussi une aventure du langage.
Ainsi, l’auteur établit-il une parenté entre l’aventure amoureuse et celle de l’écriture et du langage. Il émet l’hypothèse que le langage aurait été « inventé par l’un des deux sexes en le cachant à l’autre ». Cette épopée est l’occasion pour Pierre Michon « qui sentait posée à son épaule la main aveugle du vieil aède » de livrer sa réflexion sur la littérature. « L’art d’écrire », dit-il, « est de faire de chaque mot un nom propre ou un totem ».
En prolongeant l’Iliade d’Homère – qui nous fait voyager à travers des pays imaginaires et des êtres mi-hommes mi-divins – par une odyssée du désir, Pierre Michon nous donne une clé de lecture de toute l’histoire de la littérature occidentale : une vaste épopée érotique où l’écriture déploierait le désir. « Baise, baise, toujours guerre et baise ; rien d’autre ne tient la route », aurait dit Shakespeare. L’aurore aux doigts de rose chantée par Homère n'est peut-être finalement rien d'autre que la lueur du désir qui vient raviver la nuit des mortels. Isabelle Vogtensperger Marianne