“J’écris l’Iliade”, l’enivrante odyssée langagière de Pierre Michon
Ivre de démesure, d’indécence et de littérature, l’écrivain se promène dans la mythologie, mêlant ses désirs à ceux des dieux et des héros. Homérique.
Je suis un monument, l’ai-je dit ? », écrit Pierre Michon, bientôt 80 ans, dans son dernier et torrentiel récit aux mirages autobiographiques. Celui qui gagna reconnaissance et gloire avec les Vies minuscules (1984) de paysans et parents creusois, son premier livre, se prend même désormais pour Homère (VIIIᵉ siècle av. J.-C.), antique fondateur de notre littérature occidentale. Mais confesse aussi avec humour que les snobs ont trop souvent admiré en lui un « invraisemblable Borges joycien ». Michon se moque. De lui-même et des autres. Car il est foutrement insolent, indécent, scandaleux, amoral, celui qui tutoie ici les dieux et remet au grand jour leurs insondables vices, leurs hallucinants désirs, pas si loin des siens.
L’aède grec le fit aussi, qui célébra la guerre de Troie (L’Iliade), puis le retour dans son île d’Ithaque d’un de ses pires guerriers, Ulysse (L’Odyssée). Michon se promène comme chez lui dans la mythologie. Il réveille les brûlants secrets de Pasiphaé, épouse du roi de Crète Minos, et folle amoureuse d’un taureau dont elle aura un fils, le Minotaure. Il met en scène la tragique curiosité du chasseur Actéon, reluquant la nue déesse Artémis et transformé par elle en cerf, en punition, bientôt même dévoré par ses propres chiens. Et il raconte encore les mortifères beuveries de l’authentique Alexandre le Grand, qui l’achevèrent à seulement 32 ans. Son érudition est merveille. Elle conjugue de possibles épisodes de son existence avec les outrances lubriques ou guerrières des grands héros de l’Histoire ou des contes et légendes.
Tel Minos, Michon nous égare souvent dans ses labyrinthes. La littérature y gagne pourtant, qui sort de ses actuels sentiers sociétaux pour s’épanouir dans l’ivresse langagière. Elle fait autant écho aux fureurs de la Salammbô de Flaubert qu’aux Chants de Maldoror de Lautréamont, aux sortilèges de Shakespeare qu’aux Délires de la vierge folle du cher Rimbaud (auquel Michon consacra, en 1991, Rimbaud le fils). Peu à peu, Michon met ses mots à la place des dieux, là même où ils nous ont abandonnés. Il redonne un caractère dionysiaque à l’écriture — où trop de sexe embrouille parfois sa prose jouissive et jouissante. Sans intrigue, J’écris l’Iliade ne tient que par la puissance quasi visuelle du langage. C’est par le verbe que l’écrivain supporte et aime le monde. On comprend finalement qu’une des dernières scènes du livre soit cet immense autodafé auquel il condamne tout à trac sa gigantesque bibliothèque. Maintenant qu’il n’a plus rien, il peut réinventer la littérature. Et devenir Homère.Telerama Fabienne Pascaud