Christian Bobin et son ultime murmure
Livre testament, Le Murmure constitue l’ultime publication de Christian Bobin. Commencé chez lui quelques mois avant sa mort, et terminé à l’hôpital ce texte bref nous livre jour après jours pensées et confidences de l’écrivain qui se sait condamné.
L’omniprésence de la musique
Si l’écriture de Christian Bobin présente d’indéniables qualités musicales, la musique constitue l’un des fils conducteurs de ce texte éclaté en brefs paragraphes. Comme un leitmotiv, l’évocation de Grégory Sokolov, le grand pianiste russe, rythme le flux des pages. C’est son évocation qui ouvre Le Murmure, une évocation d’abord métaphorique, un peu étrange. « La montagne s’incline une seconde. » L’interprète s’est effacé devant le compositeur. Ce n’est qu’ensuite que se précise le nom du musicien, aussi humble que grand, dont l’écrivain fait un nom composé. La montagne Sokolov. Christian Bobin parle de la musique en termes quasi synesthésiques : « Le son du piano, ce noir velours d’un abandon qui s’épanouit avec l’agonie de chaque note. » L’écrivain aime le silence qui prolonge l’exécution du morceau. Comme lui, le pianiste privilégie ces instants suspendus, et déteste les applaudissements, « ce grouillement de poux sonores, subtile mise à mort d’un silence construit pendant une heure. » Lorsqu’il ne peut plus se déplacer pour écouter un récital, un rayon de soleil vient combler le manque, en lui offrant sa « rasade de sonate« . Ailleurs, c’est la pluie d’été sur un arrosoir oublié qui « sonne comme Haydn sous les doigts de Sokolov ». L’art apparaît étroitement lié à la nature, la pensée poétique de Bobin abolissant les frontières. Chopin et Sokolov hantent les pages de celui qui va mourir, et le sait déjà. L’immatérialité et la légèreté de la musique évoquent pour lui le gracieux mouvement d’un oiseau. Dans un autre passage, c’est un minuscule panier qui, lorsqu’il le soupèse, suscite une identification au pianiste, appuyant sur une touche d’ivoire pour faire surgir le rêve.
Christian Bobin parlant des oiseaux
Ce n’est pas un hasard si Christian Bobin, imprégné de spiritualité franciscaine, et auteur du livre Le Très-Bas, consacré à la figure de Saint François d’Assise, peuple son récit d’oiseaux. Le sautillement d’un pic-vert, avec « sa démarche en lignes droites brisées« , expression qui pourrait être une réminiscence augustinienne, lui inspire une métaphore, celle du sautillement des notes de Haydn, « cherchant leur joie« . A travers l’évocation de l’oiseau, qui cherche le salut, musique et spiritualité se mêlent. L’écrivain voit, dans ce bébé pic-vert, notre frère, et qui sait, notre maître, parce qu’il a traversé « tous les déserts de l’abandon. Lui-même avoue écrire « pour vous construire un nid« , parce qu’il « fait trop froid dehors« . De même, « dans les branches de Chopin ou de Rachmaninov brillent des nids de diamant avec des pauvresses à l’intérieur« . Quant au piano, il devient sous la plume de Bobin cette lourde hirondelle capable de s’envoler jusqu’au ciel. Un oiseau qui le renvoie à un autre souvenir d’enfance, teinté de remords, lorsque, par ignorance, il avait détruit un nid d’hirondelle.
Chez lui, ce sont parfois les objets les plus infimes qui recèlent une dimension spirituelle, comme un pot japonais en bambou tressé où l’on mettait des fleurs « pour la nourriture de l’âme. » La galerie d’art qui l’abrite apparaît « assez étroite pour que l’infini y tienne à son aise. » Le vocabulaire, avec ses répétitions, insiste sur l’univers affectif, « J’y ai laissé mon cœur, le fruit rouge de mon cœur ». La technologie apparaît au contraire comme une menace. L’écrivain déplore que plus personne n’écrive à la main, brisant ainsi le lien qui s’instaurait entre la main et le cœur. Un cœur qui renvoie à l’enfance, à ce lit d’enfant, « lieu d’éclosion du cœur », lorsque la nuit passait « le peigne de ses étoiles » dans ses cheveux. Mais il reste la musique, à la fonction thaumaturgique, et Bach, surtout, sa respiration, son « troisième poumon ». Il déteste, en revanche, les pianos des gares, dont le son se perd dans le brouhaha.
L’amour de la nature
On retrouve cette opposition à diverses reprises, quand l’amour de la nature et de toute la création jaillit du livre, où s’exprime la détestation des plantes vertes en captivité, ou de leurs succédanés, « faux palmiers, faux arbres« . Le poète voit des prières dans les yeux des vaches, ces « Voyants que nous menons à l’abattoir » Mais les paysages qu’il décrit sont souvent intérieurs ou affectifs, comme « les joncs hébreux du bord de l’eau », qui pensent (réminiscence pascalienne ?) où cet étang « où bruissent les roseaux d’un songe. » D’autres paysages s’interposent, la rue Visconti, à Paris, trop étroite pour les voitures, lieu quasi intemporel, dont il parle en se référant à la peinture. Son obscurité la fait assimiler à une esquisse au fusain. Le piano lui-même devient un paysage sous la pluie, lorsqu’il « pleut des mains » sur « la colline de laque noire. » Des fleurs jaunes le ravissent par leur tonalité solaire, comme le « bonjour d’un dieu auquel personne ne répond« , et qui se retrouvent à leur tour investies d’une fonction thérapeutique. Les peintres aussi en ont capté l’essence, car « les musées sont des instituts de transfusion sanguine. Matisse, rhésus mimosa. Van Gogh, abeille O« . Sans cesse, au registre de la maladie répond celui de la guérison par la beauté, l’art, la nature ou l’amour. Une rose le fait songer à Camille Claudel, modelant l’argile ou sculptant La Petite Châtelaine.
Chronique d'une mort annoncée
Déjà présente au sein la musique, la mort se précise au détour du livre. Ainsi quand l’écrivain évoque une ancienne reine de beauté, enterrée dans le cimetière de Vézelay, il la montre « secouant ses cheveux devenus herbes folles, et ses os bracelets aux poignets du vent », puis ajoute : « Sa poussière rêve« . On songe à Paul Valéry écrivant dans Le cimetière marin : « Le don de vivre a passé dans les fleurs. » Pourtant, en dépit de sa lucidité, le poète refuse de faire œuvre de mort, et affirme écrire « pour faire des vivants. » Il a conscience de la brièveté du temps qui lui reste, de la nécessité de se hâter, voit dans « les heures en bronze de la nuit » des « divinités cruelles« . Le livre s’adresse à la femme qu’il a follement aimée. Mais il rend aussi un hommage à l’écriture, qui lui inspire des métaphores, concrètes, presque triviales, comme celle d’un « linge frais tendu sur un fil d’encre » ; il apprécie les beaux papiers comme les tomates cœur-de-bœuf ou les « carottes rougeterres« .
A la mort s’oppose l’éternité. Celle qui surgit de la musique, lorsqu’à la temporalité éphémère le pianiste, qui « plonge dans le liquide amniotique de l’éternel, sans détour par la terre« , tisse le temps du récital un autre temps, lorsqu’il « dresse ce genre de cathédrale que des centaines de tailleurs de pierre mettaient un siècle à construire. » Le musicien a pour Christian Bobin l’intensité de la flamme, et son jeu relève de l’amour, non du spectacle. Il revêt une dimension angélique, « quand les ailes de son smoking, un instant, s’envolent ». De même, le nid d’hirondelle détruit s’apparente « au petit temple maçonné de noir que la Bible dote de brins de psaumes éclatants, et l’Egypte ancienne du lin des légendes dorées. »
Les derniers jours sont vécus comme un allègement, une délivrance. Le poète dit l’imperceptible, l’univers se résume pour lui à la petite « cuillère anorexique » avec laquelle on le nourrit, et qui semble le contenir tout entier, « les éclairs du malheur et les moussons de l’écriture-tout ce qui fut, est et sera. » Il cherche désormais à atteindre « ce froissement d’or d’un diapason, cette note pure qui tremble bien avant notre naissance et après notre mort« , car tout pour lui est musique.
Bref mais bouleversant, le livre de Christian Bobin, profondément personnel, offre des fulgurances poétiques, des instantanés sublimes, jaillissant parfois des choses qui pourraient paraître infimes. Il porte sur tous les êtres vivants un regard d’amour absolu, inséparable toutefois d’une vision critique. L’art, la musique, la poésie, mais aussi la mémoire accompagnent ses derniers instants. Le livre est un murmure, pour celui qui ne peut plus parler à haute voix, mais surtout un chant d’amour, émouvant et profond.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne Mare Nostrum